Comment les artistes réinventent les jardins ?
Retranscription journalistique, enquête des beaux-arts magazine
Édénique château de Chaumont-sur-Loire
L’effleurement timide d’une ampoule électrique tournant au-dessus d’un bassin fait tressaillir tes lentilles d’eau à sa surface et, au passage, la peau du spectateur. L’installation de Stéphane Thidet est l’un des moments magiques de cette nouvelle « Saison d’art » organisée au domaine de Chaumont-sur-Loire, où l’on découvrira aussi les barques totems des voyageurs disparus d’El Anatsui ou l’étrange forêt d’arbres blancs suspendus tressés par Janaina Mello Landini… Depuis plus de dix ans, la directrice des lieux, Chantal Colleu-Dumond, célèbre les noces de l’art contemporain et de la nature en invitant des plasticiens à investir les espaces du château et de ses jardins, hors des sentiers battus du marché de l’art. L’événement se tient parallèlement au Festival international des jardins qui réunit cette année des paysagistes du monde entier sur le thème des « jardins de paradis ». Celui de la félicité, de la plénitude, de l’innocence, des délices et aussi de la tentation. D. B.


La naissance de l’étude des paysages, aux États-Unis notamment, et de l’histoire environnementale est un fait essentiel. Au fond, c’est tout un changement interne à la discipline qui a sensibilisé les sciences humaines et sociales à la question du jardin.
Comment définir l’impact que la crise écologique a eu sur cette prise de conscience ?
Elle nous oblige à revoir les rapports entre ville et vert, entre agriculture et espace urbain, en donnant au végétal une place centrale. Il faut désormais les penser comme deux synonymes: comme une forêt, la ville est un espace habité, et comme la ville, la forêt est un espace de communication et d’intelligence partagées. L’exemple le plus parlant, c’est la forêt verticale conçue en plein cœur de Milan par Stefano Boeri. il a fait planter un hectare de foret… sur deux tours. C’est un geste très intelligent, symboliquement fort. À la différence de beaucoup d’autres architectes, il n’a pas renoncé à la modernité: ce sont ici les gratte-ciel qui permettent à la forêt de revenir. Faire place aux arbres, ça ne veut pas dire abandonner la ville pour aller vivre dans des cabanes. Nous serons 10 milliards sur Terre en 2050, c’est impossible !
L’idée de faire revenir le végétal dans la ville est aussi très présente dans la création contemporaine…
Certains artistes travaillent sur ces sujets depuis des dizaines d’années, d’autres se contentent de capter la mode du moment sans trop savoir quoi dire: il faut faire la différence. Actuellement, la nature revient à la mode, tout le monde parle d’anthropocène, d’écologie, mais la mise en scène de l’élément végétal a été beaucoup plus présente qu’on ne l’imagine au fil de l’histoire de l’art. On n’a simplement pas voulu le voir. Une série d’expositions récentes se sont chargées de souligner ce lien, comme « Jardin infini ». En 2017, au centre Pompidou-Metz qui a montré combien les jardins étaient omniprésents dans l’art contemporain. Quel regard portez-vous sur les découvertes scientifiques autour de l’Intelligence des plantes ?
Le changement de paradigme que nous évoquions a permis aux scientifiques de s’intéresser à l’idée que les plantes pensent au même titre que les animaux. Même si ce n’est pas encore universellement accepté, quelque chose à indéniablement changé durant les deux dernières décennies. La plante incarne la possibilité de la matière de se donner forme sans avoir besoin d’agent extérieur. Par définition, elle n’a pas de véritables organes. Dans un arbre, un même tissu cellulaire peut produire indifféremment une branche, une feuille, une écorce. Francis Flatté a montré cette structure modulaire: une partie reproduit le tout. Un arbre. c’est une individualité, mais structurée différemment de nous.
Vous évoquez la capacité des plantes à créer des formes… Les plantes seraient-elles les premiers artistes de la planète?
La plante a créé le monde, elle est le premier créateur, le premier jardinier. C’est un artiste qui joue avec son propre corps, le body artist de la planète en quelque sorte! Voici une idée que l’on a du mal à admettre: le vivant ne s’adapte pas à l’environnement mais le façonne, le modifie, il pollue et vivifie. Il faudrait abandonner l’idée qu’il existe une espèce de monde naturel où tout est stable. Tout être vivant transforme profondément l’environnement qui l’entoure, parfois négativement. Les plantes sont les artistes spirituels du monde, à la Kandinsky: ils mettent du spirituel (de la lumière) dans la matière (le minéral). Ce qui est beau dans l’exposition de la fondation Cartier, c’est qu’à chaque fois qu’un artiste, un botaniste ou un scientifique essaie de mettre en forme un arbre, il en ressort quelque chose de spirituel, en plus d’une explosion de formes et de beauté. L’arbre n’est pas seulement une forme spécifique de vie, mais aussi l’incarnation d’un esprit universel capable de toucher n’importe qui. La vitalité du monde en soi..
Se placer du point de vue de l’arbre et reconsidérer notre regard sur ces êtres vivants dotés, eux aussi, de sensorialité. Telle est l’invitation de la fondation Cartier qui a réuni spécialistes, botanistes et artistes au cœur d’une forêt envoûtante, entre croyances et réalité, beauté, connaissance scientifique et conscience écologique. Où l’on découvre que ces géants énigmatiques apparus il y a 380 millions d’années et qui seraient 3 040 milliards sur Terre sont capables de susciter la pluie, protéger les membres de leur propre espèce, pousser en laissant d’infimes interstices entre leurs branchages – phénomène découvert et intitulé par Francis Hailé «la timidité des arbres» – et éveiller un champ d’émotions infini. D. B.


Il est comme une plante vivace, une de ces sacrées herbes que rien ne déracine. Plus besoin pour lui d’aborder des cheveux verts fluo, comme il le faisait dans les années 2000 : Fabrice Hyber est aussi humain que végétal. Non qu’il ait l’énergie d’un légume, c’est plutôt le contraire. mais les arbres et plantes semblent ses frères de pensée. Nul hasard si le fameux plasticien a fait du rhizome l’un des modes de structuration de ses peintures ci dessins: les motifs et les idées semblent surgir d’une œuvre à l’autre, comme une pousse pointe le bout de son nez sur un humus fertile, pour resurgir à quelques mètres de là, pas tout à fait la même, pas tout à fait autre. Chaque fois qu’il ramène sa fraise, notre Lion d’or de Venise 1997 cultive à sa façon son jardin. « J’aime que mon art soit clandestin, qu’il s’immisce dans plein de milieux différents », confie-t-il. Ainsi, dans sa Vendée natale, s’est-ll construit un paysage idéal. Dans la Vallée, comme il l’appelle, autrefois complètement déboisée, il a planté des centaines de milliers d’arbres, fruitiers pour la moitié, et venus de toute la planète. « Nous ne sommes pas dans la forêt romantique mais dans une forée construite et pensée
Comment ne pas ressentir de l’empathie pour le monde végétal face aux dessins des architectes Cesare Leonardi & Franca Stagi ? Des racines jusqu’à la cime, ils ont décrit les arbres avec minutie et délicatesse, en n’omettant aucun détail, s’attardant sur la moindre feuille, sur chaque fleur ou fruit, reproduisant parfaitement les projections de leurs ombres aux différentes heures de la journée et aux évolutions de leurs couleurs au fil des saisons. Pendant des années, alerte, crayon à la main, ils ont dessiné plus de 200 espèces d’arbres, qu’ils ont fini par publier au début des années 1980 dans un ouvrage hors norme où chaque arbre est reproduit à l’échelle 1.1000e . Une étude titanesque devenue la bible des dendrophiles et autres amoureux de la nature, aujourd’hui éditée pour la première fois en français par la fondation Cartier. Leur œuvre rappelle, en outre, que le travail du botaniste, depuis ses origines, passe par le dessin, seule pratique, selon le spécialiste Francis Halle, susceptible de cerner la complexité d’un arbre et de comprendre ces drôles d’êtres vivants capables de modifier leur environnement, de rendre l’air respirable pour tous ou de devenir nocifs si des espèces animales s’en prennent à eux. D. B.

Une forêt mais aussi une communauté de vivants: les arbres sont apparus sur Terre il y a 380 millions d’années alors que l’humanité a moins de 3 millions d’années. La connaissance à leur sujet ne fait que croître et pourtant ils sont plus que lamais menacés.
Cesare Leonardi & Franca Stagi, Fracsinus Excelsior, L., 1983. Minutieusement décrit dans toute sa majesté, cet imposant frêne commun (ou frêne élevé) suscite un imaginaire infini : on pense à l’arbre de vie, à sa propre généalogie comme à celle de toutes les espèces vivantes.